LE TAM DAO – DE CHAPA A SAPA
Les « premières cerises » de Jean-Claude CARLOS ayant été si appréciées, c'est en sa compagnie que nous poursuivons notre balade au Tam Dao. Des lecteurs nous ont demandé d'évoquer d'autres stations d'altitude, notamment Chapa. Françoise LEBRUN-CARJAT a accepté de nous conter ses souvenirs, ce dont nous la remercions vivement. Grâce à leurs récits, nous pouvons revisiter ces lieux qui nous sont chers, dans une continuité de sentiments et d'émotions.
Mais où est le Tam Dao d'antan ?(3 ème partie) La nuit des pirates La nuit des pirates fut au Tam Dao une nuit où l'on s'est fait peur…. Les pirates ont toujours été en Indochine une obsession pour le pouvoir en place et la période troublée que nous traversions en favorisait l'émergence. Cette culture de la piraterie fait partie de l'histoire de ce pays. Quoi donc de plus normal que le Tam Dao, qui était un paradis, soit un objet de convoitise de la part de bandes incontrôlées ! Le soleil était encore haut dans le ciel quand le bruit de la présence d'une de ces bandes dans les environs du Tam Dao était monté de Vinh Yen , dans la vallée, s'était amplifié en passant par le village indigène et de conversation en conversation avait fini par prendre corps et devenir une réalité à laquelle il fallait bien faire face. Toute l'après-midi de ce jour là fut donc passée en conciliabules. Il en était sorti que la nuit prochaine, prévue sans lune, serait celle de l'attaque et que l'on devait s'organiser en conséquence. Des lieux de regroupement furent désignés. Il s'agissait de l'hôtel de la Cascade d'Argent, du presbytère du Père Gallego et de la maison d'un certain Monsieur Joseph, qui s'étageait sur plusieurs niveaux. A la tombée de la nuit, l'hôtel de la Cascade d'Argent accueillit tous les enfants du Tam Dao avec leurs parents. Les portes furent barricadées. Des hommes forts furent désignés pour les garder. Cette situation ne satisfaisait pas Marraine (1) qui, telle Sainte Geneviève pour Paris, avait décidé de transformer elle aussi sa maison, « Les Farfadets », en camp retranché. Elle embrigada dans sa démarche quelques lycéens ayant du « poil aux pattes » et se disant prêts à en découdre. Tout ce petit monde s'enferma dans « Les Farfadets » et Marraine commença à distribuer les armes : haches, marteaux, maillets de croquet… Et l'attente commença… Pour tuer le temps (il fallait bien tuer quelque chose) on joua aux cartes. Minuit… toujours rien… Un tour de garde fut organisé pour mieux utiliser les troupes que le sommeil commençait à gagner. « Dormez, je veille » avait dit le plus âgé des lycéens qui, un quart d'heure plus tard, s'était endormi, contaminé par le ronflement de ses camarades. Seule Marraine veillait, passant des uns aux autres pour recouvrir celui-ci d'une couverture, ou redresser l'oreiller de celui-là. A l'hôtel de la Cascade d'Argent, même scénario. Le sommeil avait fini aussi par terrasser réfugiés et veilleurs volontaires. En définitive cette nuit qui aurait dû être sans lune et avec pirates, fut une nuit sans pirates et avec lune. Le lendemain, une fois la peur de la veille dissipée avec la brume matinale, l'autorisation de regagner les villas fut accordée aux occupants. Et nous avons retrouvé aux « Farfadets » Marraine servant le petit déjeuner à sa garde rapprochée. Il y avait comme une ambiance de kermesse... et on se donnait déjà rendez-vous pour la prochaine alerte. Quant à moi, je remerciais les pirates de m'avoir fait passer ma première nuit dans un hôtel de luxe, où la pétoche une fois passée je m'émerveillais devant la salle à manger, le salon et la piste de danse avec toutes ses glaces où l'on pouvait se voir jusqu'à l'infini.
Pour deviner l'avenir Le Tam Dao se livrait à des séances de spiritisme. Nous faisions tourner la « cai-bat », là où d'autres font tourner les tables. D'où était venu ce besoin de vouloir communiquer avec l'au-delà, je ne l'ai jamais su. Mais j'ai vu la « cai-bat » (2) dans ses œuvres. Il y avait sûrement un truc… Mais lequel ? La mise en scène en était la suivante… sur une table ronde bien lisse, on inscrivait à la craie sur les deux tiers de son pourtour toutes les lettres de l'alphabet de A à Z. A l'intérieur de l'arc de cercle des lettres, on venait positionner celui des chiffres de 0 à 9. Deux emplacements étaient ensuite réservés sur la table, avec écrit « Oui » pour celui de droite et « Non » pour celui de gauche. Au centre se tenait la « cai-bat », avec sur la « cai-bat », le dessin d'une flèche. Cette flèche permettait à la « cai-bat » de communiquer en composant des mots avec les lettres et des nombres avec les chiffres. Pour se déplacer la « cai-bat » avait besoin d'un fluide moteur. Ce fluide était obtenu par un doigt de chaque participant qu'il devait mettre sur la « cai-bat » en l'effleurant sans la toucher. La séance pouvait alors commencer, et le rituel « esprit, es-tu là » était prononcé. Il fallait chauffer la « cai-bat ». La réponse des fois se faisait attendre… sauf quand Marraine mettait son doigt, car alors la « cai-bat » éait prise de convulsions, rentrait en transe et s'agitait comme une démente.. Dans ses prédictions, la « cai-bat » s'est beaucoup trompée… Mais certaines de ses prophéties se sont révélées exactes. Par exemple, elle avait prédit que nous aurions un nouveau petit frère ainsi que les Clauzon et que Jean-Paul serait leur prénom. Et là, elle avait vu juste. Un jour nous avons voulu savoir qui il y avait derrière la « cai-bat ». En la questionnant nous avons appris que nous avions à faire à l'esprit d'un amiral japonais dont le bateau avait été torpillé… Nous avons eu les « chocottes »…. Nous avons eu d'autant plus les « chocottes » que le Père Gallego commençait à s'émouvoir en chaire de toutes ces séances de spiritisme. Il allait même jusqu'à nous menacer des feux de l'enfer. Le fantôme de l'amiral japonais, plus les feux de l'enfer du Père Gallego… C'était trop. Nous avons effacé les marques de craie, plié la table demi-lune en deux… et rangé la « cai-bat » dans le vaisselier.
Le 9 Mars 45, tout bascula….. Le coup de force des Japonais fut, à vrai dire, une surprise sans en être une. L'Indochine était devenue une plate-forme stratégique dans la guerre du Pacifique que les Alliés étaient en train de gagner. Et il était évident qu'en cas de débarquement américain, l'armée française se rangerait du côté des Yankees. Les Nippons se sentaient menacés sur leurs bases arrières et cherchaient tous les prétextes pour en découdre…Après le refus de l'Amiral Decoux de répondre favorablement à l'ultimatum de l'Ambassadeur Matsumoto à Saïgon, exigeant l'intégration des forces françaises au sein des forces japonaises, les Japonais engagèrent les hostilités sur tout le territoire indochinois à 21 heures, le 9 Mars 1945. Ils le firent avec traîtrise, comme ils l'avaient fait à Pearl Harbour en décembre1941. Les garnisons françaises résistèrent avec courage et héroïsme, devant faire face souvent à la sauvagerie d'un adversaire supérieur en nombre et en équipement. Tous ces évènements, nous les avons vécus au Tam Dao avec un certain décalage., car le bruit des canonnades n'était pas monté jusqu'à nous. Quand les nouvelles nous parvinrent… tout était consommé. Le pouvoir était passé aux Japonais. Nous avons vécu notre petite histoire qui s'imbriquait dans la grande. Juste avant le 9 Mars 45, Michel Raux, le frère de Jo, était parti clandestinement rejoindre un réseau de résistance. Il avait alors 18 ans. C'était un Hercule doublé d'un Adonis. Il rejoindra en Chine « la colonne Alessandri » qui avait fait retraite du Tonkin jusqu'au Yunnan. Nous sommes restés sans nouvelles de lui pendant un an. Madame Raux était catastrophée et ma mère la consolait comme elle pouvait, jusqu'au jour où une lettre provenant de Calcutta, nous apprit que Michel , bien vivant, maintenant parachutiste, pensait être de retour très prochainement à Hanoi… Voilà pour la petite histoire. … Et à Hanoi, comment les hommes avaient-ils vécu les évènements ? Mon père et mon grand'père étaient ensemble au 100 Boulevard Armand Rousseau quand la citadelle avait été attaquée. Mon grand'père connaissait bien la citadelle et savait que, datant d'un autre siècle, elle était indéfendable. Il avait surtout la hantise que le drapeau bleu, blanc , rouge ne fût pas défendu avec panache. En vérité, il le fut. Après les combats, les honneurs de la guerre furent rendus à la garnison qui s'était bien battue. Au Tam Dao, les quelques jours qui suivirent le coup de force japonais furent angoissants, car toutes les fausses nouvelles se mirent à circuler. Les Japonais, disait-on, s'en prenaient aux bijoux des Européens. Des bijoux furent donc cachés, voire même enterrés, aux quatre coins du Tam Dao. On viendrait les récupérer une fois la guerre finie. La légende du trésor des Raux allait naître alors. Il y a quelque part au Tam Dao, un diamant bleu de plusieurs carats qui attend d'éventuels prospecteurs. Ma sœur aînée, Michèle, dit savoir où. Encore faut-il y aller…. Après le 9 Mars 45, le Tam Dao n'allait plus être ce qu'il avait été. Nous tournions sans le savoir une page de notre vie… Les Japonais avaient exigé le rassemblement des civils français dans les grandes villes. Notre retour à Hanoi était devenu obligatoire. Après maintes démarches, M. Clauzon obtint un laissez-passer des autorités japonaises pour venir nous récupérer avec sa voiture. Nous laissions derrière nous notre maison, « Les Farfadets »… et nos meilleurs souvenirs d'enfance.
(1) la grand'mère de l'auteur Jean Claude CARLOS
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